Tableau de tweets issus de la première session de formation du projet InsSciDE (Warsaw Science Diplomacy School 2020), transférée en ligne. Une nouvelle session aura lieu en ligne courant juin 2021 © InSsciDE.eu

Diplomatie scientifique européenne : histoire, théorie, stratégie

Résultat scientifique Sciences humaines et sociales

L’Union européenne s’efforce depuis quelques années d’articuler ses politiques scientifiques et étrangères, revendiquant l’avènement d’une « diplomatie scientifique européenne ». À côté d’actions opérationnelles, elle finance des projets de recherche sur le sujet. Coordonné par le CNRS au sein de l’unité Sorbonne, Identités, relations internationales et civilisation de l’Europe (Sirice, UMR8138, CNRS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Sorbonne Université), InsSciDE (Inventing a shared science diplomacy for Europe) est l’un des trois projets sélectionnés dans le cadre du programme Horizon 2020. Depuis décembre 2017, il réunit l’UNESCO et quatorze partenaires provenant de onze pays, afin de développer une réflexion critique à la fois historique, théorique et stratégique sur la diplomatie scientifique européenne.

De la pratique à la théorie

En 2015, Carlos Moedas, commissaire européen à la Recherche, déclare à l’occasion d’une visite aux États-Unis que le refroidissement des relations entre l’Europe et la Russie ne concernera pas la coopération scientifique, au contraire. Malgré la guerre en Ukraine, les Russes pourront toujours participer à Horizon 2020 : “We are working to maintain this important bridge to Russia, preserving a precious link through the common language and ideals of science”. Cette mesure, explique le Commissaire, relève du deuxième des trois piliers de la diplomatie scientifique telle que récemment définie par l’American Association for the Advancement of Science (AAAS) et la Royal Society : si la science peut informer la décision ou la négociation diplomatique, elle peut aussi seconder la diplomatie pour améliorer l’état des relations internationales quand, par exemple, les autres canaux de communication sont coupés, tandis que la diplomatie peut, de son côté, aider à approfondir la coopération scientifique2. “I want science diplomacy to play a leading role in our global outreach for its uniting power“, conclut Moedas. De fait, la EU Global Strategy (2016), première feuille de route stratégique pour la diplomatie de l’Union européenne, reconnaît explicitement la diplomatie scientifique comme l'un des outils à sa disposition.

Telles sont les origines immédiates de l’appel à candidature lancé en 2016 pour une recherche stratégique sur le passé, le présent et l’avenir de la diplomatie scientifique européenne, face aux grands défis du changement climatique, des pandémies, ou encore de la prolifération d’armes non conventionnelles. Horizon 2020, outil d’action, devenait aussi outil de réflexion.

Un projet ancré dans l’histoire

InsSciDE répond et convainc en plaçant l’histoire en première ligne, non pas comme un prélude, mais comme le point d’articulation de l’ensemble du projet. Spécialiste d’histoire contemporaine de l’innovation et de la recherche, le coordinateur, Pascal Griset (Sorbonne Université) propose d’explorer le passé du concept de diplomatie scientifique et des pratiques très diverses qu’il recouvre. Les recherches montrent que si l’expression apparaît déjà au xxe siècle en français, c’est à la suite de son essor en version anglaise (« science diplomacy ») au début du xxie siècle, qu’elle devient très visible. Le contexte géopolitique est tout aussi important, les États-Unis tentant de redorer leur image dans le monde après le passage des faucons à la Maison blanche. La création d’un Center for Science Diplomacy par l’AAAS à Washington en 2008 et la mise en place de « science envoys » sous l’administration Obama marquent un tournant. Beaucoup de pays hissent à leur tour le drapeau. En 2013, le ministère français des Affaires étrangères publie, à l’initiative de son réseau de conseillers et attachés scientifiques, un premier rapport intitulé « Une diplomatie scientifique pour la France ». Le concept de « science diplomacy», plutôt politique au départ, forgé pour porter des politiques publiques où la science a un rôle important à jouer dans les relations internationales, devient aussi, chemin faisant, académique4.Quant aux pratiques historiques foisonnantes à l’interface entre science et politique étrangère, le projet les éclaire par des études de cas qui intéressent aujourd’hui directement les parties prenantes.

Un projet tourné vers les praticiens

Les recherches historiques sont placées tout au long du projet en dialogue avec les sciences politiques, la réflexion stratégique et l’expérience des praticiens, impliqués depuis le premier jour. Cette articulation originale permet, d’une part, aux recherches empiriques et théoriques de se nourrir mutuellement au profit d’une démarche d'élaboration stratégique réflexive. D’autre part, elle donne aux praticiens la possibilité de prendre du recul et de définir les évolutions souhaitables, étant bien compris que l’histoire ne délivre pas de « leçons ». Il s’agit donc moins de répondre à la question des origines ou de proposer des modèles, que d’inciter les acteurs à s’approprier une part de leur passé et à s’exercer à la comparaison sur ce qui a ou non changé et sur ce qui pourrait changer. Revisiter le passé que l’on ne connaît pas ou que l’on croit connaître, c’est une manière d’ouvrir le futur. Des programmes de formation et de mise en réseau, intégrant des méthodologies innovantes fondées sur une « acculturation » mutuelle des différentes communautés professionnelles impliquées, est à cet égard l’une des productions majeures du projet.

Qu’apprendre du passé ?

Les premières publications tirées des études de cas montrent que la science comme pratique n’est ni coupée de la société, ni immuable, ni uniforme. Quand on la dépeint comme la force de la raison flottant au-dessus des passions, qu'il suffirait de combiner, de manière instrumentale, avec la politique étrangère pour trouver des accords sur le vrai, sur le bon et sur le juste, on pêche par excès d'optimisme sur ce que peut la science, tout en oubliant qu'elle n'est elle-même pas étrangère à la politique. Il paraît également artificiel, au xixe siècle comme aujourd’hui, de séparer les dynamiques et enjeux scientifiques d’un côté et les dynamiques et enjeux économiques de l’autre. À des degrés et selon des processus divers, la diplomatie scientifique est, au temps de la technoscience, une diplomatie de l’innovation5. Les travaux mettent aussi en lumière le capital d’expérience, sans doute sans équivalent dans le monde, accumulé par les nations européennes. La diversité de cet héritage et la spécificité de la configuration de l’Union soulèvent néanmoins bien des interrogations au moment de penser une action commune. Malgré la création du Service européen pour l’action extérieure, qui fête cette année ses dix ans, la politique étrangère reste l’apanage des pays membres. Comme le montre l’une des études de cas, la corde est raide pour les conseillers scientifiques dans les représentations de l’Union. Au-delà du marketing pour les programmes de recherche tel qu’Horizon Europe, quelle diplomatie scientifique déployer ? Sur le terrain pandémique actuel, où science et diplomatie ne cessent de se croiser, les forces et faiblesses de l’Union européenne paraissent au grand jour.

Une nécessaire approche critique

Plus de science dans les relations internationales, et tout ira forcément mieux ? Sans nier les impératifs du temps présent, InsSciDE participe au travail de déconstruction d’un discours optimiste, voire angélique, sur la diplomatie scientifique comme la « solution » aux « grands défis » auxquels l’humanité se trouve confrontée. C’est bien le récit d’une action collective nécessaire mais empêtrée dans la politique qui appelle ainsi la science à la rescousse de la diplomatie. Récit moderniste qui, s’il ose de moins en moins nier que la science participe de la compétition militaire, économique et symbolique entre les États, continue de faire comme si une « main invisible de la science » était capable, à travers la recherche des intérêts de chacun, de créer un optimum pour tous§. Une diplomatie scientifique européenne robuste ne saurait faire l’économie d’un passage de ces représentations au tamis de la critique. Les sciences humaines et sociales peuvent y aider.

InsSciDE, ce sont deux douzaines d’études de cas, couvrant six champs thématiques

Elles analysent le patrimoine (missions archéologiques en Syrie et en Irak depuis le xixe siècle), la sécurité énergétique et la prolifération nucléaire (ITER, nucléaire en Afrique du Nord, Agence internationale de l’énergie atomique), le monitoring environnemental (Arctique ; savoirs autochtones dans les négociations climatiques ; rôle de l’OTAN), les sciences spatiales, la santé (derniers épisodes de peste épidémique en Europe ; sécurisation et valorisation des substances chimiques naturelles en contexte tropical). Elles interrogent le rôle des académies des sciences et des technologies, et l’émergence de professionnels de la diplomatie scientifique. D’autres études plus contemporaines éclairent, par exemple, les enjeux autour des données en matière vaccinale ou de contrôle aux frontières.

Contact

Léonard Laborie
Chercheur au SIRICE