« Les Réveillées », à la découverte des pratiques musicales dans la France rurale du siècle dernier

Résultat scientifique Sciences humaines et sociales

Un site pour valoriser les archives de l’ethnomusicologie du domaine français

Le musée national des arts et traditions populaires (MNATP), conçu par son fondateur, Georges Henri Rivière, comme un « muséelaboratoire », a été la matrice des recherches ethnomusicologiques sur les pratiques musicales des anciens milieux paysans français et francophones, et il est longtemps demeuré leur seul point d’appui. C’est pourquoi l’action en son sein de Claudie MarcelDubois (1913-1989) et de Maguy Pichonnet-Andral (1922- 2004), membres du Laboratoire d’ethnographie française puis du Centre d’ethnologie française, a été au cœur d’un programme de recherches sur l’histoire de l’ethnomusicologie du domaine français, dont nous avons été les initiateurs et qui a été porté à partir de 2013 par le Laboratoire d’Anthropologie et d’Histoire de l’Institution de la Culture, alors composante de l’Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain (UMR8177, CNRS / EHESS).

Les folkloristes qui avaient précédé les deux chercheuses CNRS avaient presque exclusivement recueilli des chansons de tradition orale. Sans négliger les pratiques vocales, Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral ont développé une approche extensive du fait musical, en consacrant une part déterminante de leurs recherches à l’instrument de musique populaire, qui présentait en outre l’avantage d’être exposable dans les vitrines du musée. Dans cette veine organologique, elles ont multiplié les angles d’approche : facture, apprentissage, répertoire, styles interprétatifs, circonstances de jeu, etc. Ne limitant pas leurs investigations à la cornemuse, à la vielle à roue ou au galoubet, elles ont aussi pris en considération des instruments insolites, comme ceux en écorce, et généralement ceux, tels les crécelles et autres claquoirs, mobilisés pour produire ce qu’elles ont appelé des « vacarmes cérémoniels » et autres « phénomènes paramusicaux ». A également retenu leur attention le rôle des fanfares municipales dans la production d’une « musique civique » soutenant la pompe républicaine dans le moindre village, à l’occasion de la fête nationale ou du 11 novembre.

En pratique, elles ont effectué, entre 1939 et 1984, de très nombreuses missions sur le terrain en France métropolitaine mais aussi ultramarine, ainsi que dans quelques territoires francophones (Îles anglo-normandes, Canada, Louisiane, Haïti, Maurice). Or, la publication des résultats de ces enquêtes, à une exception près sous forme d’articles, n’a pas été systématique et a même tendu, au fil des années, à se raréfier. Le fait est d’autant plus singulier que Claudie Marcel-Dubois et Maguy Pichonnet-Andral disposaient d’énormes ressources documentaires rassemblées par leurs soins et combinant archives écrites (correspondances, journaux de route, carnets de terrain) et graphiques (croquis ou frottis d’instruments), enregistrements sonores et reportages photographiques.

Les Réveillés
Les garçons de Courban (Côte d’Or) chantent la chanson des « roulées » pour la quête des œufs du lundi de Pâques, 27 mars 1967 © Mucem / Claudie Marcel-Dubois

L’existence de ce fonds exceptionnel était connue de longue date et il était aussi notoire que ses créatrices n’en permettaient l’accès qu’à de rares élus. Leur départ à la retraite n’a d’abord rien changé. Puis est venue, aux alentours de l’an 2000, la mise en œuvre du plan de numérisation du ministère de la Culture dont ont bénéficié les archives sonores et photographiques du MNATP. Devenu Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée), il a, au moment de son transfert à Marseille (2012-2013), versé aux Archives nationales les archives écrites de l’établissement, qui comprenaient les dossiers d’enquête. Préparée par nos soins, la numérisation de ces derniers est intervenue peu après (2015), dans le cadre d’une convention de partenariat passée entre l’EHESS et les Archives nationales.

Disposant ainsi, sous forme de fichiers numériques, de toutes les données constituant ce que Claudie Marcel-Dubois et Maguy Pichonnet-Andral avaient appelé, un demi-siècle auparavant, le « corpus des musiques ethniques françaises », nous avons obtenu, en 2017, un financement de Paris Sciences Lettres (alors sous le statut de Comue dont l’EHESS était une composante) pour la création d’une plateforme où elles seraient éditorialisées.

Le site Les Réveillées justifie ainsi pleinement son nom, que nous avons emprunté aux chants de quête de la période pascale, puisqu’il réactive, avec des moyens technologiques alors inconcevables, le projet des fondatrices de l’ethnomusicologie de la France. Il le replace aussi dans une perspective de longue durée qui doit permettre d’en évaluer enfin la portée, au-delà des résultats d’une collecte sans précédent mais pas sans postérité, le relais ayant été pris par les associations du folk music revival avec des résultats plus substantiels encore.

Concrètement, le site se superpose, en s’interfaçant avec lui, au socle que lui procure Didómena, l’entrepôt de données créé par le Pôle numérique Recherche de l’EHESS, où données numériques et métadonnées descriptives ont été déposées et regroupées par enquête. Il reprend ce séquençage, puisqu’il a ponctué, quarante-cinq ans durant, l’activité scientifique de chercheuses qui furent foncièrement des enquêtrices, avec des dossiers qui déroulent le fil de leurs missions sur le terrain, en présentent les protagonistes, donnent à entendre, à voir ou à lire des spécimens des archives constituées, et ouvrent quelques pistes bibliographiques permettant d’aller plus loin. Mais il propose aussi, sous un format plus resserré, des articles qui recyclent des données ressortissant de plusieurs enquêtes, pour traiter de sujets relevant d’un des quatre parcours thématiques qui ont été balisés : Musiques des territoires, Instruments de musique populaires, Pratiques vocales, Fêtes et danses.

Les Réveillées 2
Gauche : À Quimper (Finistère), lors des fêtes de Cornouaille, Claudie Marcel-Dubois enregistre les candidats du concours de cornemuses, 23 juillet 1949 © Mucem / Gérard Franceschi Droite : Maguy Pichonnet-Andral et Claudie Marcel-Dubois dialoguent avec Jacques-Antoine Pajot, dernier représentant d'une dynastie de luthiers spécialisés dans la fabrication de vielles à roue, dans son atelier-boutique de Jenzat (Allier) 1er avril 1963 © Mucem / Pierre Soulier

Le contenu des Réveillées a vocation à s’enrichir dans l’année qui vient par l’étoffement de dossiers déjà mis en ligne sous une forme encore proche de l’ébauche, par l’ajout de nombreux articles thématiques et, sans doute encore, par l’introduction d’enquêtes initialement mises de côté.

Mais nous réfléchissons aussi à la mise sur pied d’un séminaire nomade, permettant de revisiter des terrains que les ethnomusicologues ont pu elles-mêmes arpenter à au moins deux reprises, avec celles et ceux qui, dans un cadre associatif, ont à la fois poursuivi leur travail de collecte et veillé à restituer les résultats des uns et des autres aux populations, en parvenant parfois à remettre au goût du jour les anciennes pratiques de sociabilité. Le dialogue avec ces tenants de la recherche-action devrait permettre de questionner à nouveaux frais une trajectoire épistémologique singulière. Les archives scientifiques amassées par Claudie Marcel-Dubois et Maguy Pichonnet-Andral documentent en effet le passage d’une ethnographie assimilable à une fouille archéologique, où il importait de recueillir dans l’urgence les débris d’un patrimoine culturel immatériel dont la disparition à court terme était postulée, à une ethnographie problématisée, d’inspiration sociologique, où l’observation porte moins sur la tradition que sur la pratique vivante. Il n’est pas moins significatif que les dernières enquêtes aient presque toutes été menées outremer, sur la base d’un abandon du postulat initial. Parties à la recherche d’un substrat français qui se serait transmis et maintenu dans la société post-coloniale, les ethnomusicologues se sont vite rendu compte que les processus de métissage constituaient un phénomène qu’il importait bien davantage de rendre intelligible. Et cette soumission au terrain est aussi une belle leçon de déontologie scientifique.

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