Patrimoine en danger et enjeux juridiques

Résultat scientifique Sciences humaines et sociales

Directrice de recherche CNRS à l’Institut des Sciences sociales du politique (ISP, CNRS / Université Paris Nanterre / ENS Paris Saclay), Marie Cornu est juriste, spécialiste du droit des biens culturels. Elle a reçu, en 2019, la médaille d’argent du CNRS

Le patrimoine est un des objets de recherche largement investi par les juristes de l’Institut des Sciences sociales du politique (ISP). Un certain nombre de travaux ont notamment été entrepris sur le thème des patrimoines en danger et sur la façon dont le droit s’en saisit dans des contextes troublés (crise, guerre, conflits armés). Ces travaux croisent plusieurs thématiques : celle de la fabrique du droit et de la dynamique des sources, celle des responsabilités et modes de réparation dans les différents espaces juridiques (national, européen, international), celle du patrimoine comme lieu d’expression du conflit — ce que montrent notamment les destructions des statues monumentales de Bamyan ou encore des mausolées de Tombouctou —, celle encore des relations qu’entretiennent les personnes, individuellement ou en collectif, au patrimoine. Un programme a notamment été développé sur le thème « patrimoine et déménagement », prenant pour terrain le déménagement de l’ENS Paris Saclay. Le patrimoine peut aussi être exposé à des situations en apparence paisible — le simple déplacement — qui peuvent aussi provoquer des désastres (disparition, délaissement, destruction). Enfin, le sujet des archives, notamment publiques, comme objet particulièrement exposé aux risques de destructions ou de privatisation a aussi été travaillé au cours de plusieurs recherches menées dans le cadre de l’ISP.

Les nouveaux enjeux patrimoniaux en contextes de crise : dynamiques du droit dans l’évolution de la protection internationale du patrimoine culturel

Dans l’histoire contemporaine des désastres patrimoniaux (destructions volontaires, pillages, trafic illicite), dans laquelle le patrimoine est un lieu d’expression de conflits de natures diverses, l’économie du système de prévention et de lutte contre la criminalité culturelle a considérablement évolué. Les crises et contextes de troubles au Moyen-Orient ont eu un effet catalyseur particulièrement net. L’on perçoit que la cause patrimoniale se suffit rarement à elle-même. Le droit avance le plus souvent sous la pression de ces électrochocs.

Les foyers de production normative sont multiniveaux (international, européen, national, régional). Durant cette dernière décennie, le corpus s’est considérablement étoffé avec, notamment, l’adoption de plusieurs résolutions du conseil de sécurité de l’ONU attachées à condamner les actes de destruction et de pillage de biens culturels du fait du terrorisme et, au plan européen, avec la refonte de la directive sur la restitution des biens culturels et l’adoption de la Convention du Conseil de l’Europe sur les aspects criminels liés au trafic de biens culturels (Convention de Nicosie, mai 2017). L’Union européenne s’est engagée sur un mode plus volontariste dans la lutte contre le trafic illicite des biens culturels. Notre équipe a été sollicitée pour réaliser une étude de droit comparé sur le territoire de l’Union, recherche-action dans laquelle nous avions pour mission de réfléchir aux évolutions possibles sur le triple plan juridique, institutionnel et opérationnel. Un chapitre était plus spécialement consacré aux patrimoines en danger : l’Étude sur la prévention et la lutte contre le trafic illicite des biens culturels dans l’Union européenne réalisée par le Centre d’Étude sur la Coopération Juridique Internationale (CECOJI, Université de Poitiers).

Plusieurs États ont par ailleurs légiféré pour renforcer leurs dispositifs nationaux, comme l’Allemagne, les Pays-Bas, ou la France. Dans ce mouvement convergent, on observe une montée en puissance des outils du pénal à tous les niveaux d’intervention. Bien sûr, ces différents espaces de production du droit ne fonctionnent pas en vase clos. Il y a d’évidents phénomènes de circulation de modèles, des mouvements d’emprunts. La dynamique des sources s’inscrit dans ce réseau d’interrelations tant au niveau de la production de ces textes, de leur coordination (ou non), que de leur réalisation. Les juridictions internationales prennent aussi place dans le dispositif de poursuite et d’incrimination des destructions intentionnelles d’édifices culturels récemment qualifiés de crimes de guerre par la Cour pénale internationale. Plusieurs séries de travaux se sont attachés à comprendre et expliquer cette architecture complexe. Ils s’inscrivent dans le sillage des recherches menées par le laboratoire sur la genèse et la fabrique des lois (en particulier sur la mémoire des lois du patrimoine, projet Mémoloi).

Ces avancées marquent aussi une évolution des politiques publiques dans la perception des enjeux internationaux, même si elle reste encore timide en particulier dans l’attention portée par les États non plus seulement à leur propre patrimoine mais aussi au patrimoine d’autrui.

Un colloque organisé en 2018 par l’ISP, l’Institut d’études de droit public (IEDP, faculté Jean Monnet, Université Paris-Saclay), la Commission nationale française pour l’Unesco et l’Unesco a été l’occasion d’interroger les modes sur lequel les différentes sources dialoguent (ou non). Une publication est en cours (parution prévue fin 2021).

Un numéro spécial de la revue Perspective (INHA, 2018-2, p. 57) a par ailleurs été publié sur le thème : « Détruire » dans lequel il s’agissait de questionner la façon dont les différentes sources du droit et ceux qui en font usage appréhendent les crimes contre le patrimoine.

Responsabilités, pertes, réparations

Qu’il s’agisse de la destruction de monuments et sites emblématiques ou du trafic illicite de biens culturels, les situations de crise invitent non seulement à questionner le corpus juridique de prévention et de lutte contre la criminalité culturelle, mais aussi à repenser les modes de réparation des pertes subies par des États, des communautés, des individus.

Les complexifications et les mutations des contextes contemporains de conflits mettent à l’épreuve les catégories à partir desquelles le droit s’est élaboré (notion de guerre, clivages conflits/situation de paix) et font émerger de nouvelles questions, en particulier celle de la détermination des responsabilités et de leur point d’imputation. Sous l’angle juridique, la question peut être envisagée d’un double point de vue, du côté des acteurs pilleurs ou destructeurs et du côté de ceux qui subissent des pertes du fait des trafics ou des destructions. Ces pertes sont de plusieurs ordres, mais elles sont peu analysées d’un point de vue systématique et mises en relation avec la notion de réparation. Cette perspective invite à réfléchir non seulement sur le terrain des sanctions mais aussi plus généralement sur la question des ruptures d’équilibre dans la distribution et la répartition des richesses patrimoniales et des modes de réparation/compensation. Deux thèses sont actuellement en cours sur cette thématique. Alice Fabris, dans sa thèse sur La notion de crime contre le patrimoine culturel en droit international sous la direction de Vincent Négri (soutenance le 31 mai 2021), se livre à une analyse de cette notion et de ses évolutions, constatant que l’obligation de réparation suit un parcours juridique sinueux, marqué par des ambivalences de la notion de préjudice et de celle de victime. Guillaume Lambert, dans sa thèse sur la notion de perte patrimoniale sous la direction de Marie Cornu et Élisabeth Fortis, fait le constat des évolutions récentes qui ont opéré un recentrage de la notion de patrimoine sur ses valeurs immatérielles et qui invitent à repenser les modes de réparation des pertes subies par des États, des communautés et des individus, en tentant de déborder une approche corrective longtemps réduite à la restitution physique d’objets déplacés illicitement.

Une recherche financée par le GIP Mission de recherche Droit et Justice et coordonnée par Vincent Négri, avec Marie Cornu et Élisabeth Fortis (2020), a été réalisée sur le thème « Archéologie et bien commun. Figures de la propriété et du préjudice archéologiques ».

Patrimoine et déménagement

La question du patrimoine déplacé a été abondamment travaillée en particulier par les historiens, historiens d’art et spécialistes des sciences de la conservation. C’est cependant le plus clair du temps sous l’angle des crises, des guerres, des spoliations, des prises coloniales et de la mise en question d’un droit au butin qu’elle a été traitée.

Les déplacements liés à des circonstances plus pacifiques n’ont guère été explorés, en particulier l’hypothèse très contemporaine du déménagement. En quoi cette circonstance a-t-elle un impact sur le patrimoine, met-elle à l’épreuve la relation au patrimoine ? Quand une institution se déplace, quelle posture, quelle réflexion est adoptée autour de son patrimoine — entendu au sens symbolique du terme ? Cette question implique, en amont, une réflexion sur la notion même de patrimoine et sur sa mobilisation comme catégorie scientifique, juridique, politique, symbolique, etc. Quel héritage endosser, qu’il s’agisse du patrimoine artistique, scientifique et technique (l’instrumentation des laboratoires, leurs archives), pédagogique (en déplaçant ou en documentant), quel autre abandonner au lieu, et alors comment consigner des traces d’une activité passée ? En somme, dans quels termes se joue, dans ce passage, le rapport qu’entretient l’institution à ses patrimoines ? L’idée est de questionner, spécifiquement, à la faveur du déménagement de l’ENS sur le plateau de Saclay, le(s) patrimoine(s) de l’École, et de comprendre ce que fait ce moment du déplacement au patrimoine, en quoi il en est un révélateur, un facteur de transformation, une forme de délaissement, de réinvestissement ou de réappropriation. Un groupe de travail interdisciplinaire issu des laboratoires de l’ENS — l’ISP et l’unité Institutions et Dynamiques Historiques de l'Economie et de la Société (IDHES, UMR8533, CNRS / Université Paris Nanterre / Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis / Université Paris 1 Panthéon Sorbonne / Université Evry Val d’Essonne / ENS Paris Saclay) a en charge ce programme ; il est constitué de Julien Avril, Michela Barbot, Christian Bessy, Marie Cornu, Cynthia Collemelere, Marc Dondey, Volny Fages, Noé Wagener. L’École a été prise comme principal terrain d’observation et d’investigation, mais d’autres chantiers sont aussi étudiés.

D’une façon très générale, ce projet prend appui sur les nombreux travaux qui, aujourd’hui, portent un intérêt renouvelé au patrimoine de l’enseignement et de la recherche conçu comme un patrimoine vivant et en mouvement.

Ce programme a donné lieu à deux ateliers sur le site de Cachan. Deux autres suivront sur le site de Saclay ainsi qu’un colloque de restitution. En outre, Auguste Naim, Paul Boiron, Sirine Ousaci, étudiants stagiaires à l’ENS Paris Saclay, ont réalisé lors d’un stage des travaux d’enquête à partir de plusieurs laboratoires sur le thème « Le patrimoine scientifique et technique à l’épreuve du déménagement », qu’ils ont restitué lors de l’un des ateliers.

Les archives, objet malmené

Dans le cercle des biens culturels, les archives ont sans aucun doute une place à part, d’abord parce que leur patrimonialité se révèle à l’issue d’un certain temps alors que le droit les saisit dès leur création. Parce que leur valeur patrimoniale n’est pas immédiatement perceptible, ils ne sont pas toujours compris comme des biens à conserver. Le cercle des archives publiques renvoie par ailleurs à un registre propre, celui des traces de l’action publique, papiers qui par leur mode de production obéissent à un régime de patrimonialité particulier. Ils sont pour certains exposés à des risques de destructions ou de captations. Plusieurs séries de travaux ont été menés sur ce thème des archives, notamment dans le cadre du programme Mémoloi2, notamment sur le régime des archives publiques.

 

Contact

Marie Cornu
Chercheuse en droit